L'affaire Dürer

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

REPERES

 

Arpenteur, Frank Morzuch entretient avec le territoire une relation proche du dessin, dans la mesure où ses pas y impriment une figure, qu’elle soit planifiée ou confiée au hasard de l’errance et des rencontres.

Cela se manifeste sous forme de cartes tracées comme une partition dont le promeneur se fait l’interprète.

Depuis 10 ans, Frank Morzuch trouve autour de l’héritage graphique de Dürer la matière conceptuelle propre à établir une relation entre les chiffres et leur incidence spatiale.

Sous le titre générique : «L’affaire Dürer», cette lecture de quatre gravures de Dürer : Adam et Eve - Le Chevalier, la Mort et le Diable - Melencolia §I - Saint Jérôme dans sa cellule - nous mène des prémices de l’image digitale à ses prolongements subliminaux en transformant l’espace du regard en une aire mathématique qui se superpose au réel.

Sous couvert d’enquête, entre fiction et réalité, celle-ci nous transporte, de Bâle à Strasbourg, de Nuremberg à Venise, de Dresde à Munich en passant par Karlsruhe, Sélestat, Dole et Besançon.

La fiction développée par l’artiste acquiert alors paradoxalement une singulière véracité à mesure que l’on pénètre son système.
                            


Pour en finir avec la mélancolie

«Avec le recul, il m'apparaît combien je dois à mon travail sur la perspective ainsi qu’à ma fascination du carré, l'étonnante aisance avec laquelle j'ai pu entrer dans l'univers mental du peintre.

Le carré et le cube, lorsqu'ils sont confrontés à la nature, restent, à mes yeux, l'exemple le plus saillant de la parfaite main-mise sur notre environnement. Ils nous définissent, en pensées comme en actes.

 

 

 

 

© Frank Morzuch
© Frank Morzuch

 

 

Je ne m’étais jamais intéressé à Dürer, encore moins à ses gravures. Je travaillais sur un carré chiffré à 9 cases que j’avais tracé en anamorphose, dans lequel j’intervenais comme dans un jeu de marelle en sautant d’une case à l’autre, ce qui me faisait paraître tantôt grand, tantôt petit alors que le carré semblait dressé verticalement au centre de la photographie. En reliant, dans leur ordre progressif les chiffres à l’aide d’une corde à tracer, j’obtins un losange flanqué de deux ailes inversées. 

 

 

En découvrant, dans Melencolia §I, le carré à 16 cases j’y appliquai aussitôt ma méthode et fus surpris de la concordance entre la composition de la gravure et la forme du diagramme obtenu, comme si je me trouvais devant la charpente qui aurait permis la construction de l’ensemble.

Personne n’avait encore fait ce rapprochement, tout au plus avait-on établi, sans fondements précis, une relation entre la date d’exécution de l’œuvre en 1514 et les cases 15 et 14 qui coïncident avec la date du décès de la mère de l’artiste. Je voulus en savoir plus, et me mis à étudier Dürer, sa vie, son œuvre et l’époque qui l’a vu naître..
Cela m'a pris 10 ans.

© Melencolia I  Frank Morzuch
© Melencolia I Frank Morzuch

 

Marsile Ficin (1433-1499) humaniste italien, traducteur de Platon dont il propagea l’enseignement, dit que les mélancoliques sont doués pour la géométrie parce qu’ils pensent en terme d’images et non en termes de concepts philosophiques abstraits. Sa contribution avec Cornelius Agrippa von Nettesheim (1486-1535), contemporain de Dürer, à l’élaboration de Melencolia §I semble capitale, comme l’a relevé Erwin Panofsky (Vie et œuvre d’Albrecht Dürer). Panofsky frôle la vérité lorsqu’il écrit : « Trois questions restent à élucider. De quel droit Dürer substitue-t-il un drame spirituel à la représentation coutumière d’un tempérament inférieur d’humeur obtuse et paresseuse ? Deuxièmement, sur quoi s’appuie-t-il pour associer et même identifier l’idée de mélancolie à celle de géométrie ? Enfin troisièmement, quelle est la signification du  “§ I ” qui suit le mot Melencolia sur la cartouche que déploient les ailes de la chauve-souris ? ».
S’il répond avec pertinence et une rare érudition aux deux première questions, il semble que la troisième lui a, en quelque sorte, échappé pour n’avoir pas su envisager l’ensemble d’un point de vue humoral et purement spatial, selon un parcours chiffré d’une simplicité enfantine mais d’une redoutable efficacité, en utilisant la table de Jupiter introduite à dessein pour "contrecarrer" l'influence néfaste de Saturne.
Dürer est toujours à prendre au mot. Il y a rarement, chez lui, de second degré : les théories ne valent que si elles s’incarnent d’abord sur le plan physique. Kunst und Brauch doivent aller de pair, car l’un ne peut rien sans l’autre. Dürer le répètera souvent. Selon ses propres notes accompagnant un dessin préparatoire, il nous apprend que, dans Melencolia I, les accessoires sont tous chargés d’un sens emblématique : «Schlüssel beteut Gewalt, Beutel beteut Reichtum ». La clef désigne le pouvoir, la bourse la fortune. Cette courte inscription est son seul commentaire. Mais, aussi laconique qu’elle puisse paraître, cette note confère à chaque objet une signification symbolique et nous livre, comme nous allons le voir, la formule qui commande à leur répartition spatiale. Dürer considère la richesse comme revenant de droit à l’artiste. Dans ses instructions à l’usage des peintres il affirme : « Si tu est pauvre tu peux atteindre à beaucoup de pouvoir par cet art », et : « Dieu donne un grand pouvoir aux hommes de talent ».

Ces affirmations se retrouvent mot à mot derrière chaque attribut que nous révèle cette gravure. Le talent ou don, en tant que savoir inné, est personnifié par l’angelot occupé à graver dans une tablette de cire, pendant que l’ange de la mélancolie, toute ferveur retombée, joue machinalement avec son compas. Ce que notre petit génie trace si fiévreusement reste caché par son bras. La question à laquelle se heurte l’ange, et dont l’impossible réponse le plonge dans une mélancolie sans fond, est du même ordre que celle à laquelle nous avions cru pouvoir répondre, lors du séquençage du génome humain. Mais, devant les nouvelles questions que cette réponse suscite, la fièvre est retombée comme un soufflet qui s’affaisse. Il n’y a plus que le putto qui, fort de ses illusions, fort de sa jeunesse, montre encore quelque activité.
    
Tout ce que je sais, je l’ai appris en démontant la mécanique qui a servi à la construction de cette gravure. Ma chance, c’est d’avoir pu le parcourir à rebours au moyen d’une formule graphique que j’ai tiré d’un « carré magique » sur lequel je suis tombé par hasard. Ce que Dürer affirme est peu de chose en regard de la méthode par lui employée pour nous le révéler. Et c’est là le plus intéressant, c’est elle la véritable réponse. A nous de passer à l’étage supérieur. L’échelle est déjà en place, comme nous le montre la gravure ; passé les sept échelons visibles, nous débouchons, hors cadre, dans un champ d’investigation qui se trouve ainsi singulièrement élargi.



Melencolia §I (1514) est, sans conteste, la gravure qui aura fait couler le plus d'encre. On ne compte plus les thèses, essais et publications écrits à son sujet. Tout un bâtiment ne suffirait pas pour les archiver. C'est dire l'engouement, jamais démenti, que cette oeuvre continue d'entretenir depuis cinq siècles.
Dans le dédale des ces interprétations, comme le dit si bien Hartmut Böhme, aucun commentateur n'a encore réussi à donner une explication qui fasse l'unanimité.
Pourtant cette réponse existe. Elle correspond au génie plus géométrique que mathématique de Dürer dont le dessin suit toujours un plan précis. Ceci est vrai non seulement pour Melencolia §I mais aussi pour trois autres de ses gravures : Adam et Eve; Le Chevalier, la Mort et le Diable et Saint Jérôme dans sa cellule. Ensembles, elles constituent une tétralogie fondée sur l’ancienne théorie des quatre humeurs comme l’atteste le titre inscrit par son auteur sur les ailes déployées du petit dragon volant, souvent assimilé à une chauve-souris : Melencolia §I, attribuée à Saturne parce que cet astre était alors considéré comme la première et la plus haute des planètes.

Comment et pourquoi, Albrecht Dürer, peintre, architecte, mathématicien et théoricien de l’art, a-t-il établi ces gravures faites pour «impressionner», en imprimant non plus sur du papier, mais directement dans l’esprit du regardeur, un diagramme magico-mnémonique considéré comme un puissant talisman? Et pourquoi le système sur lequel elles sont construites n’a-t-il jamais été dévoilé ?
Traitée comme un work in progress, plus proche d’une oeuvre d’art que d’une étude iconologique, mêlant le génie intuitif à la rigueur historique, cette recherche nous surprend par son côté décalé vite rattrapé par la réalité des faits. S’ouvrent alors, devant nos pas, des avenues insoupçonnées qui suffisent à elles seules à légitimer cette démarche.

Tout se passe, comme si, en tirant sur un fil, remontaient à la surface quelques évidences oubliées qui nous conduisent de la Renaissance au XXIe siècle.
L'on peut alors se demander si la vertu de ces diagrammes, sensés influencer durablement la psyché, comme celui attribué à Mars, présent dans la gravure du Chevalier, la Mort et le Diable, largement diffusée au début du XXe siècle, n'aurait pas contribué, par sa détermination guerrière, au drame funeste qui, depuis l'Allemagne, bouleversa le monde.

 

© Le Chevalier, la Mort et le Diable  Frank Morzuch
© Le Chevalier, la Mort et le Diable - Frank Morzuch

 


"L’affaire Dürer"


1er indice

Dans le carré magique qui apparaît dans l’angle supérieur droit de la gravure Melencolia I, dans son premier état, le 9 est inversé. Si cela peut s’expliquer pour le 5, qui repose la tête en bas, par le fait que les chiffres arabes, d’abords utilisés dans l’abaque, n’étaient pas encore stabilisés, cela ne peut s’appliquer au 9, gravé à l’envers comme vu dans un miroir. D’autant qu’il existe un second état de la même gravure plus largement diffusé, où la position du 9 a été rectifiée.

Dürer
© Frank Morzuch

2e indice


Dans Saturne et la Mélancolie de Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl (page 496, note 117), il est question d’une description de la gravure de Dürer (d’abord attribuée à tort à Mélanchton), fort intéressante, remarquent les auteurs, s’il n’y avait pas cette incongruité : « ... il faut observer à la fenêtre la toile des araignée... » car il n’y a pas de fenêtre, encore moins de toile d’araignée concluent les auteurs.
Or le carré chiffré n’est pas accroché au mur comme le sont la cloche, le sablier ou la balance, mais il en fait partie, construit comme une fenêtre selon les plans de l’architecte. Les chiffres en sont les araignées dont le rôle est de tisser un diagramme à l’aide d’un fil qui va de 1 à 16. Cela ne pouvait être mieux dit, surtout lorsqu’on apprend que cette remarque provient en réalité de Joachim Camérarius (1500-1576), savant de renom, ami intime de Mélanchton, recteur du lycée de Nuremberg en 1526 et proche de Dürer dont il traduisit en latin  La théorie de la proportion humaine, comme nous l’apprend le rectificatif (appendice IV page 679, Saturne et la Mélancolie).
Une question demeure : pourquoi ce langage sibyllin ? La réponse  nous vient de Trithème, abbé du monastère Saint-Jacques à Wurtzbourg et ami de Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim, à qui il conseilla par écrit la plus grande prudence quant à la publication de son manuscrit Occulta Philosophia qui circulait alors sous le manteau : «Nous t’exhortons cependant à observer cette seule règle : ce qui est vulgaire, fais en part au vulgaire, mais ce qui est plus profond et mystérieux communique le seulement à des amis sensibles et secrets.». Si l’édition imprimée tarda à voir le jour c’est probablement que l’on craignait une persécution cléricale (note 223 page 557, Saturne et la Mélancolie). La vérité est là : chacun ne saisit que ce qui lui est donné d’appréhender.
Reprenons la phrase de Joachim Camerarius : « Cernere etiam est quasi ad fenestram aranearum taela » Il faut observer à la presque fenêtre la toile des araignées. Pourquoi faut-il ? Qu’est-ce qu’une toile d’araignée peut vouloir montrer d’autre qu’un état d’abandon un peu sinistre, s’il n’y avais chez l’araignée une intelligence spatiale, capable de tisser des relations d’un point à l’autre, en construisant dans l’espace une figure stratégique qui ressemble à celle issue du carré chiffré ? Par cette remarque, l’auteur espère attirer notre attention en soulignant la nécessité de discerner ce qu’il est important d’observer. Il n’y a pas d’autre explication à sa phrase et il serait vain de croire qu’il commente une autre Mélancolie dont nous n’avons jamais entendu parler. Et s’il désigne les araignées au pluriel, c’est que le diagramme dans la fenêtre répète deux fois le même motif (ill.2).   


«Elementa rhetoricae sive Capita exercitiorum studii puerilis et stili, at comparandam utriusque linguae facultatem collecta a jachimo camerario, et proposita in schola Tubingensi» Basilea 1541, S. 138 f. :

Joachim Camérarius, Elementa rhetoricae
Joachim Camérarius, Elementa rhetoricae


Albert Dürer, peintre des plus habile  (Albertus Durerus artificiossisimus pictor), dont la main divine nous a donné un grand nombre d’oeuvres immortelles (cuius divinae manus multa immortalia opera extant), a donc exprimé ainsi les élans d’un esprit profond et pensif qu’on dit mélancolique (profondi atque cogitantis animi motus, qui melancholici dicuntur) on pense en effet que ce sont ceux chez qui abonde l’atrabile, comme l’appelle les médecins. (putantur enim eorum esse, in quibus atra bilis, ut vocant medici, abundat eos igitur ita expressit) :
Une femme est assise, la tête penchée, qu’elle soutient de sa main appuyée sur le coude, coude qui s’appuie lui-même sur le genoux. (Mulier sedet demisso capite, manuque cubito nixa, quem genu fulcit, illud sustinet), de son visage sévère, pour ainsi dire abimé dans ses pensées, elle ne regarde rien, le paupières baissées elles a les yeux tournés vers le sol (et vultu severo, quasi in magna consideratione nusquam aspicit, sed palpebris delictis humum intuetur;) tout ce qui l’entoure est sombre. (omnia autem sunt circum illam obscura.)
Elle-même porte des clefs pendues à son côté. (Ipsa claves appensas habet lateri.)     
Ses cheveux sont négligées et désordonnées. (Capillo est neglectiore, et diffuso.)
Près d’elle on voit les instruments des arts : livre, règles, compas équerres; il y a même une lame en métal et des objets en bois. (Juxta eam visuntur artium instrumenta, libri, regulae, circini, normae; etiam ferramenta, et lignea quaedrem opera.)

Pour montrer comment fréquemment tout est abscon pour de telles natures, et afin de signifier combien elles sont souvent portées à l’absurde, le peintre a dressé devant elles une échelle qui grimpe vers les nues et dont l’escalade des barreaux est défendue par une pierre équarrie. (Ut autem indicaret, nihil non talibus ab ingeniis comprehendi solere, et quam eadem saepenumero in absurda deferrentur, ante illam scalas in nubes eduxit, per quarum gradus quadratum saxum veluti ascensionem moliri fecit).
A ses pieds, près d’elle, est couché un chien mi-replié mi-étendu, languissant et assoupi, dans la position commune à cet animal lorsqu’il s’ennuie (Iacet autem prope hanc ad pedes ipsius, contracta corporis parte, parte etiam porrecta, canis, cuiusmodi illa solet bestia in fastidio esse, languida et somniculosa, et pertubari in quiete).
On peut voir encore, du peintre, une toile d’araignées à une sorte de (quasi) fenêtre et leur rets qu’expriment, entres autres indices, des lignes extrênement ténues. (Cernere etiam est quasi ad fenestram a pictore aranearum taela, et venationem harum, inter alia huius naturae indicia, tenuissimis lineis expressa).


3e indice

«Schlüssel bedeut Gewalt, Beutel bedeut Reichtum».

«Les clefs signifient le pouvoir, la bourse signifie la fortune». Cette note, comme égarée, figure dans la marge d’un dessin préparatoire de Melencollia §1. Dürer fait vraisemblablement allusion à la "Schlüsselgewalt" propre à la maîtresse de maison allemande: le pouvoir des clefs, autrement dit la maîtrise de l'espace que semble illustrer l'admirable tracé du polyèdre. Quant à la bourse apparentée à la fortune, c'est un lieu commun qui ne mériterait aucune explication si ce n’était la curieuse manière dont cette note est rédigée, avec le mot signifie au centre, comme un trait-d’union relié par un tracé continu.


© Frank Morzuch
© Frank Morzuch

 

Car les clefs sont disposées en opposition complémentaire avec la case où figure le polyèdre et dont l'exécution et la mise en perspective démontre une parfaite maitrise de l'espace (case 12 et 5), tandis que la bourse est en complémentarité avec la comète et l'arc-en-ciel, signes manifestes de la bonne ou mauvaise fortune (14 et 3) dont les termes somment à chaque fois 17, la moitié de 34, constante magique du carré de Jupiter lorsqu'on soumet cette gravure à sa grille d'ordre 4. Cette complémentaité dans l'opposition est du reste explicitement illustrée par la sphère et le carré magique qui se font diamétralement face, symbole irrésolu de la quadrature du cercle.

 

Dürer Dresner Demonstration (D. D. D.)


Dès 1588 l'Electeur de Saxe, Christian I débuta la prestigieuse collection d'art graphique de Dresden avec l'acquisition de 183 estampes et gravures d'Albrecht Dürer.
La SLUB (ancienne Bibliothèque Royale de Dresden) détient l'un des quatre manuscrits autographes d'Albrecht Dürer. Ce dernier contient deux parties :

1- le manuscrit du Traité de proportion de 1523 corrigé par son ami Willibald Pirckheimer, qui présente quelques différences, dans le texte et les bois gravés, avec l'édition originale de 1528.

2- un carnet autographe d’Albrecht Dürer où figure une étude précise du polyèdre permettant la restitution des angles tronqués. Restitution grâce à laquelle pourra être établie la singulière mise au carreau qui fonde et structure cette gravure.( voir dessins ci-joints)

Polyèdre de Dürer
Polyèdre de Dürer

C'est ce matériau, sous sa forme historique, esthétique et conceptuelle, qu'il importe de revisiter en se livrant à une sorte d'autopsie mettant à nue l'anatomie de l'image.

Polyèdre Frank Morzuch
© Frank Morzuch
©  Frank Morzuch
© Frank Morzuch
© Frank Morzuch
© Frank Morzuch

Conclusion

Le carré chiffré qui apparait dans Melencolia I, révèle un diagramme qui, reporté sur la gravure sous forme de parcours de mémoire, nous fait cheminer d’un objet à l’autre vers une meilleure compréhension de l’ensemble à l’aide d’assertions métaphoriques et de condensés d’images. La méthode ainsi mise en place dynamise notre pensée en rapprochant, pour les frotter comme on bat un briquet, deux logiques souvent tenues séparées : l’une secrète et numérique, l’autre analogique et concrète.
La démonstration de Dresden permet d’établir un lien causal entre le polyèdre, l’échelle et les grilles d’ordre 3 et 4, respectivement attribuées à Jupiter et à Saturne. Elle démontre, avec la règle et le compas, que nous sommes bien en face d’un système magico-mnémonique et iatro-mathématique fondé sur les quatre humeurs et les carrés planétaires qui les gouvernent. Ce que confirment les trois autres gravures qui composent cette tétralogie. Cela corrobore tout ce que nous savons de la vie de Dürer en éclairant d’un jour nouveau la description de la Melencolia de Joachim Camerarius, jugée trop fantaisiste et rétablit la graphie de la seule trace écrite laissée par Dürer : «Schlüssel bedeut Gewalt, Beutel bedeut Reichtum».
Ce carré que nous attribuons à Dürer n'est pas de son invention. Il correspond en tous points à la formule du sceau de Jupiter (mensula Jovis),  transcrite par Luca Pacioli dans le "De Viribus Quantitatis" un manuscrit autographe non daté mais rédigé entre 1496 et 1508. Ce qui élargit considérablement notre champ d'investigation et démontre que l'artiste adapte sa composition d'après une grille déterminée d'avance, soumise au carré planétaire qui gouverne l'un des quatre tempéraments. 

 

 

© Frank Morzuch
© Frank Morzuch

 

(Texte extrait de la version digitalisée du : "De Viribus Quantitatis" Luca Pacioli, page 91/92. Bibliothèque Universitaire de Bologne)

 

 

 

De là à croire que Pacioli serait l'unique source de ces carrés serait manquer de discernement car toute la série correspond bel et bien à celle donnée par Henri Corneille Agrippa de Nettesheim dans "La Philosophie Occulte, Livre second", imprimé en 1532 mais dont quelques exemplaires, au dires de l'auteur, circulaient déjà sous le manteau, dès 1510, sans qu'y figurent toutefois les 7 carrés planétaires (pour peu que l'on "imprime" ces carrés et qu'ils nous soient restitués à l'envers comme l'exige la reproduction d'un sceau). Le carré de Dürer/Pacioli n'étant que celui inversé d'Agrippa; ce qui n'est pas le cas pour celui de Mars reproduit ci-dessus dont voici la "signature" comparée à celle du carré proposée par Agrippa, voué à cette même planète.

©  Frank Morzuch
© Frank Morzuch

 

Devant la complexité du diagramme du carré d'ordre 5 de Pacioli on comprend le choix de Dürer. Les carrés d'Agrippa répondent tous au même mode de construction selon qu'ils sont d'ordre pair ou impair. Il est à noter qu'il existe 175 300 345 différents carrés magiques d'ordre 5 alors qu'il y en a 880 d'ordre 4 et seulement 8 d'ordre 3, donnant toujours la même signature (le même diagramme) car ils ne sont que les conséquences d'une rotation ou d'un retournement en miroir. Or si l'on accepte l'hypothèse qu' "Adam et Eve, 1504" fait partie une tétralogie fondée sur les 4 humeurs, il s'avère qu' en 1504 Agrippa, né en 1486, n' avait que18 ans et ne peut de ce fait  en être le diffuseur.

 

  
L'approche  que cette hypothèse induit, tant sur le plan formel que sur celui de l'histoire des idées, nous tansporte dans un univers poétique où il s'agit moins de prouver la réalité des faits que de comprendre la singulière géométrie qui fait de l’espace du regard une aire mathématique qui se superpose au réel.

Ce que le regard décide, la main le dessine, établissant une connivence (du latin connivere : «cligner des yeux», complicité, accord tacite...) qui part du regard d’Adam vers celui d’Eve et de là au serpent en formant un triangle isocèle égal à la surface de l’une des 49 cases du carré d’ordre 7, traditionellement attribué à Vénus. Un triangle virtuel, ici représenté en jaune, qu’encadre  en rouge un triangle plus grand, issu du parcours des 7 premiers chiffres de ce même carré. Son angle inférieur est directement pointé sur une souris clouée au sol par le regard incisif du chat, soulignant ainsi la tension en prélude à la Chute et à notre condition de mortel consécutive au déséquilibre des 4 humeurs  personnifiées par  les 4 animaux au repos dans la sombre forêt. 

 

 

©  Frank Morzuch
© Frank Morzuch

Note : veuillez remplir les champs marqués d'un *.