Conférence "L’affaire Dürer" Mercredi 4 Mai 18 heures 45 Frank MORZUCH, artiste plasticien au Musée du Château des Ducs de Wurtemberg, Montbéliard, organisé par Les Amis des Musées de Montbéliard et Belfort.
ISIS GEOMETRE ?
Colette Garraud
Arpentant les sentiers du plateau des Mille étangs, sur sa terre d’origine, au pied du Ballon des Vosges, territoire dont il loue la diversité, la rudesse, et le caractère brumeux, Frank Morzuch remarque que « la forêt nous fait régresser ». Il entend par là le fait qu’elle est avant tout théâtre et que ce théâtre « nous renvoie à notre théâtre intérieur »1. Simon Schama, intitulant son grand livre Le paysage et la mémoire2, ne voulait rien signifier d’autre que ce retour sur nous-mêmes auquel nous invite le commerce assidu de la nature. Sur nous-mêmes, sur notre histoire personnelle, mais au-delà sur l’histoire des hommes à travers celle des lieux, qui furent de tout temps pratiqués, parfois habités et pour certains sacralisés.
Extrait est une œuvre qui tente de restituer en intérieur quelque chose de l’expérience fondatrice et toujours renouvelée de la forêt. D’où son titre, qui évoque la distillation, comme s’il s’agissait d’un parfum, d’un concentré capiteux. « L’esprit de la forêt » en somme, mais plutôt au sens ou l’on parle d’esprit de vin. Cette pièce a été plusieurs fois exposée sous des formes diverses. Elle se compose de branches de coudrier, chacune coulissant entre deux fils tendus par de petits plombs, en suspension horizontale, flottante, comme sur l’eau d’une rivière. La sinuosité des branches entre en dialogue avec la verticalité des fils, de même que l’ensemble, traversé par la lumière, occupe l’espace rigoureusement géométrique d’un cube, découpage strict, tranchant, en opposition délibérée avec les contours imprévisibles des futaies. Plusieurs versions de l’installation comprenaient un cerf de Virginie taxidermisé, à demi dissimulé au cœur des branchages. Le spectateur, tournant autour du cube pouvait apercevoir la silhouette hiératique de l’animal, au regard fixe, semblable à quelque divinité inaccessible. Le cerf, que les Indiens d’Amérique appellent « porte-lumière », est une figure emblématique de la forêt, ce qui n’a pas empêché l’artiste, lors d’une exposition canadienne d’Extrait, de le disposer, à l’intérieur de sa cage de rameaux, retourné, étrangement, « comme un vélo sur son guidon »3, déjouant par là la dimension romantique de l’œuvre (il évoque, quant à lui, l’image d’une « prise de terre », propice à des circulations d’énergie).
Dans la version proposée aujourd’hui au château d’Autrey, le cerf a disparu et, sur le cube, une vidéo projetée en boucle montre tantôt une fourmilière en vue plongeante et son agitation frénétique, tantôt un brasier, dont les flammes et flammèches semblent consumer les branches sur lesquelles elles sont projetées. Les deux mouvements perpétuels des insectes et du feu se succèdent et parfois se superposent et s’entremêlent, tandis qu’une bande sonore très présente passe du crépitement des braises à des bruits d’animaux, les uns diurnes, les autres nocturnes « dans le monde naturel, note l’artiste, le silence est impossible, et ce que l’on ressent comme tel n’est que le passage d’un registre de sons à un autre ». Au-delà de la thématique naturaliste se dessine une dimension plus conceptuelle de l’œuvre de Frank Morzuch, celle d’un va-et-vient, à travers l’installation, la photographie, la vidéo, entre les deux dimensions et les trois dimensions de l’espace. La projection pénètre ici le cube, s’échelonne dans la profondeur, se fragmente en un jeu de lumières et d’ombres mobiles qui renvoie à nouveau à l’expérience de la forêt, en même temps que cet écran de projection plutôt incongru, éclaté, éparpillé dans l’espace, souligne l’importance pour l’artiste du vide entre les choses, qu’il compare volontiers à la composition atomique de la matière.
Gilles Tiberghien, dans un article intitulé Hodologie (du mot grec hodos signifiant route ou voyage), souligne combien « l’approche artistique est très importante dans la manière de percevoir le monde à partir des voies qui le traversent, dans la mesure où elle met l’accent sur la dimension de l’expérience sensible et affective de la marche »4. Le rôle que tient désormais la pratique de la marche dans l’acte de création, mais tout autant dans le moment de la réception de l’œuvre, lorsque le spectateur est invité à marcher à son tour plus ou moins sur les traces de l’artiste, qu’il s’agisse d’un contexte urbain ou du paysage, a été assez largement étudié5. L’approche particulière de Frank Morzuch avec la publication de Lieux et Non-lieux, entre Phalsbourg et Saverne6, est à la fois le témoignage d’une action artistique et une sorte de guide, toujours actuel, pour une marche en forêt privilégiant cinq lieux de mémoire sur lesquels d’autres auteurs ont fourni à chaque fois une notice historique , souvent théâtres de cultes populaires, grottes, croix, sources, ravivant au passage le souvenir de deux villages disparus. A l’intersection des branches de l’étoile reliant ces lieux de mémoire se situent les cinq « non-lieux », où cinq hêtres en fin de vie ont été prélevés et brûlés, et leurs cendres amalgamées insérées dans un « reliquaire », taillé dans le tronc de l’arbre sacrifié. Ces « non-lieux » sont donc ceux que l’artiste a déterminés par le protocole qu’il s’est imposé, à la différence des « lieux », relevant de la mémoire collective. Les « reliquaires », inscrits dans un rituel de deuil, se retrouveront dans diverses installations de Frank Morzuch, où par le jeu des branchements symboliques et d’une circulation imaginaire d’énergie qui n’est pas sans faire lointainement songer à certaines œuvres de Beuys, ils apparaîtront peut-être comme une source de vie. Ainsi se superposent, dans un récit complexe, ou, au bout du compte, tout se tient, mémoire collective et mythologie personnelle, ancrage physique sur le territoire et approche conceptuelle, rigueur dans l’observation et liberté inventive.
L’étoile, matrice tant de la marche que du rituel profane accompli par l’artiste, a d’abord été tracée sur la carte, et c’est armé de la carte et de la boussole (aujourd’hui d’un GPS) que l’on peut marcher dans les traces de Frank Morzuch, à travers la forêt, de Phalsbourg à Saverne, ou l’inverse, car on notera que le parcours se referme sur lui-même, sans début ni fin. Ainsi, comme il arrive souvent pour les artistes marcheurs, la carte ne témoigne pas seulement d’une action, mais la fonde. Frank Morzuch quant à lui, fait par ailleurs un usage très particulier de la carte, quand il superpose à l’image du crâne humain, autre terra incognita offerte à l’exploration, les sutures crâniennes et les traces de l’artiste, qu’il s’agisse d’un contexte urbain ou du paysage, a été assez largement étudié5. L’approche particulière de Frank Morzuch avec la publication de Lieux et Non-lieux, entre Phalsbourg et Saverne6, est à la fois le témoignage d’une action artistique et une sorte de guide, toujours actuel, pour une marche en forêt privilégiant cinq lieux de mémoire sur lesquels d’autres auteurs ont fourni à chaque fois une notice historique , souvent théâtres de cultes populaires, grottes, croix, sources, ravivant au passage le souvenir de deux villages disparus. A l’intersection des branches de l’étoile reliant ces lieux de mémoire se situent les cinq « non-lieux », où cinq hêtres en fin de vie ont été prélevés et brûlés, et leurs cendres amalgamées insérées dans un « reliquaire », taillé dans le tronc de l’arbre sacrifié. Ces « non-lieux » sont donc ceux que l’artiste a déterminés par le protocole qu’il s’est imposé, à la différence des « lieux », relevant de la mémoire collective. Les « reliquaires », inscrits dans un rituel de deuil, se retrouveront dans diverses installations de Frank Morzuch, où par le jeu des branchements symboliques et d’une circulation imaginaire d’énergie qui n’est pas sans faire lointainement songer à certaines œuvres de Beuys, ils apparaîtront peut-être comme une source de vie. Ainsi se superposent, dans un récit complexe, ou, au bout du compte, tout se tient, mémoire collective et mythologie personnelle, ancrage physique sur le territoire et approche conceptuelle, rigueur dans l’observation et liberté inventive.
L’étoile, matrice tant de la marche que du rituel profane accompli par l’artiste, a d’abord été tracée sur la carte, et c’est armé de la carte et de la boussole (aujourd’hui d’un GPS) que l’on peut marcher dans les traces de Frank Morzuch, à travers la forêt, de Phalsbourg à Saverne, ou l’inverse, car on notera que le parcours se referme sur lui-même, sans début ni fin. Ainsi, comme il arrive souvent pour les artistes marcheurs, la carte ne témoigne pas seulement d’une action, mais la fonde. Frank Morzuch quant à lui, fait par ailleurs un usage très particulier de la carte, quand il superpose à l’image du crâne humain, autre terra incognita offerte à l’exploration, les sutures crâniennes et les méandres d’un ruisseau (Périple, 1996). Ou lorsqu’il découvre dans une carte de la vieille ville de Sélestat la forme de ce même crâne, qu’il se plaît à rapprocher de la vanité que désigne le Saint-Jérôme peint par Dürer. Il y a, dans tout l’œuvre de Frank Morzuch une démarche associative constante, un sentiment aigu des correspondances hors de toute causalité rationnelle, qui tissent progressivement un univers parallèle, fondé sur d’inexplicables mais frappantes analogies.
La marche en forêt est constamment rythmée par le passage de la clairière au fourré, soit l’alternance de la lumière et de l’ombre. A de nombreuses reprises, Frank Morzuch sera amené à travailler avec la lumière, naturelle ou artificielle, et précisément avec la lumière en mouvement. L’observation des configurations changeantes que dessine sur le sol l’ombre des branchages, est à l’origine d’un dispositif expérimenté en intérieur ou en extérieur. Des branches particulièrement tortueuses, telles celles du bouleau de tourbière, sont disposées selon une figure fermée et leurs formes tourmentées les amènent à se décoller largement du sol, sur lequel le soleil ou la lampe animée d’un mouvement circulaire grâce à un petit moteur, dessinent leur ombre portée. La surface délimitée par cette ombre au moment choisi est occupée par un mulch coloré ou par un réseau géométrique de cailloux. MIDI 05.06.06 (Roseraie du Châtelet-Anjoutey, 2006) est le titre d’une de ces pièces en extérieur : tous les ans à la même heure, le même jour, l’ombre se profilera exactement sur la découpe. Installation discrète qui fait pourtant écho aux horloges cosmiques qu’étaient les ambitieux « observatoires » du land art (Robert Morris, Nancy Holt), ainsi qu’aux variations à partir du thème du cadran solaire chez Ian Hamilton Finlay ou David Nash. Tandis que les pièces en intérieur, en raison de la rapidité du mouvement et de la violence des contrastes, procèdent davantage de la théâtralité, d’une dramaturgie de la lumière.
La photographie, utilisée dans un environnement naturel, apparaît souvent, chez Frank Morzuch, comme un instrument d’analyse de l’espace et des objets qui l’occupent. La définition la plus commune du « paysage », terme dont l’apparition dans le contexte occidental est, on le sait, tardive, comme « une étendue de pays vu sous un seul aspect », souligne assez l’importance du point de vue et de son unicité. On ne reviendra pas ici sur le fait, maintes fois évoqué, que cette définition s’origine dans l’histoire de la peinture, mais plutôt sur la façon dont elle est questionnée par la combinaison de l’intervention in situ, le plus souvent éphémère, et de la photographie. Photographie comme trace d’une action – mais aussi, en fin de compte, comme œuvre, puisque c’est elle qui se trouvera seule offerte au regard.
Dès la fin des années soixante, lors du vaste mouvement de sortie des ateliers, la généralisation des interventions artistiques in situ a profondément renouvelé le rapport à la perspective. Questionnement qui passe tantôt, lorsque le spectateur est lui-même présent sur le site et mobile, par le jeu des parallaxes - Richard Serra est passé maître dans ce domaine - tantôt, lorsque l’œuvre finalement donnée à voir est photographique, par les jeux optiques que permet l’unicité du point de vue. Ainsi, Richard Long à ses débuts, lorsqu’il admettait encore de recourir à des objets non naturels, associait topographie, perspective et photographie pour perturber la vision d’un paysage dans lequel il avait disposé des formes géométriques et Jan Dibbets s’exerçait en milieu naturel à ce que l’on a coutume d’appeler des « perspectives
corrigées ». Celles-ci pouvaient se développer dans le plan horizontal (tracé, sur le sol d’une prairie, ou, dans la magnifique séquence du film Land Art de Gerry Schum, sur le sable d’une plage, d’un trapèze, qui, du point de vue choisi, apparaîtra carré), ou vertical (apposition sur les troncs d’un bosquet de bandes blanches de plus en plus larges dans la distance, de façon à obtenir sur la photographie une bande de largeur homogène).
Frank Morzuch utilisera à son tour ces deux procédés, mais en introduisant une complexité très éloignée de l’économie minimaliste de Dibbets. Après tout, la perspective corrigée est une pratique très ancienne, dont l’architecture, en particulier baroque, s’est amplement servi pour magnifier des espaces limités (Borromini au Palais Spada, Le Bernin devant Saint-Pierre de Rome), et que la photographie n’a fait que s’approprier.
Entre ciel et terre (1998, route forestière du Hergott), procède d’une intervention dans le paysage qui nous parvient tantôt sous la forme d’une photographie isolée, tantôt sous la forme d’une séquence. Frank Morzuch trace, avec de la bande à masquer de peintre, sur les troncs grêles d’un bosquet, ces bandes blanches qui relient les arbres disséminés dans la profondeur selon un pointillé continu, tout en prenant soin de faire coïncider celui-ci avec la frontière entre ciel et terre, ombre dense et lumière pâle. Il en fait, en somme, une ligne d’horizon. Si « le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent »7, selon la formule de Michel Courajoud, l’arbre et l’horizon en dessinent souvent les deux coordonnées : l’une verticale, réelle, enracinée, l’autre horizontale, virtuelle, et mobile. On relèvera en outre l’apparence étonnamment graphique du pointillé blanc. Celui-ci renvoie, pour l’artiste, aux lignes sur papier que sont d’abord les frontières, et tout particulièrement cette frontière entre l’Alsace et la Lorraine qu’il s’attendait vainement, enfant, à voir s’incarner, s’imprimer matériellement dans le paysage. Non content d’imposer à l’image du paysage un tel artifice, Frank Morzuch l’appliquera ensuite au groupe humain, à l’occasion d’un travail avec les élèves d’un collège de Belfort
(Deux photos de classe, 2009), en disposant ceux-ci dans l’espace de telle sorte que les frontières entre le noir et le blanc de leurs diverses tenues s’alignent sur une même horizontale, elle-même superposée avec les lignes du décor architectural. Le groupe humain, les bâtiments, se figent alors dans un ordonnancement purement visuel, dont l’arbitraire, la gratuité sont extrêmement troublants, comme si le monde et les êtres obéissaient soudain à des lois aussi rigoureuses que totalement incongrues.
Les perspectives corrigées, dans le travail de Frank Morzuch, sont multiples. Réalisées en intérieur ou en extérieur, elles atteignent parfois un degré important de complexité. On s’en tiendra ici aux exemples les plus simples. En particulier, il advient parfois qu’elles prennent pour support l’élément le plus incompatible en apparence avec la rigueur géométrique, et le plus instable : l’eau. Dans L’Autre-Forêt (un jeu de mot portant sur le nom même du site, l’Outre-Forêt, région située derrière la forêt de Haguenau) en 1994, l’artiste construit un trapèze dont la surface est remplie par des piquets d’aulnes plantés dans un ruisseau de façon soigneusement calculée pour donner, une fois photographiés sous l’angle adéquat, la vision d’un quadrillage homogène à l’intérieur d’un carré. Cependant alors que les piquets les plus éloignés sur le plan d’eau apparaissent comme des points, purs signes abstraits sur la surface de l’image, les rangées du premier plan attestent par de légères irrégularités dans leur implantation, ainsi que par la visibilité du profil des piquets, de l’incontestable matérialité du motif. Par ailleurs, on note un effet de décollement du plan du support et du plan de la figure géométrique qui, bien que physiquement ancrée dans le site « s’interpose dans le paysage comme une grille en lévitation »8 selon le mot de l’artiste. L’image, mobile sous le regard selon que l’on privilégie la profondeur d’un paysage archétypal, tout à la fois banal et mystérieux comme le sont toujours les berges au tournant d’une rivière, ou l’artefact géométrique, révèle toute l’ambiguïté d’une relation tissée d’appartenance et d’écart entre ordre humain et ordre naturel.
C’est un peu cette même idée que l’on retrouve avec Question d’échelle (1998, carrière gallo-romaine du col de Saverne) : dans un paysage cadré de près - un tronc épais dressé au milieu de parois rocheuses dans lesquelles semble s’ouvrir une grotte - l’artiste, s’aidant de l’échelle (il y a dans le titre un évident jeu de mot), dessine à la craie des tracés rectilignes et des angles droits disséminés de façon en apparence inorganisée sur les divers objets naturels, tracés qui ne prennent la forme d’un cube que pour un certain point de vue. La séquence photographique, essentiellement conçue pour accompagner l’ouvrage Lieux & non-lieux, restitue à la fois la réalisation et les deux visions possibles : ouverte (pas de forme régulière lisible) ou fermée (apparition du cube parfait). En soi, le procédé n’a rien de rare. Des artistes comme Felice Varini ou Georges Rousse, le premier plutôt pour des œuvres dont la réception se fait in situ, le second plutôt pour la photographie, l’ont poussé très loin dans une recherche dont l’amplitude et le raffinement font par contraste apparaître sommaire la pièce de Frank Morzuch. Mais c’est que l’enjeu, ici, n’est en rien une démonstration de virtuosité. Le cube transparent, diaphane et quasi immatériel au regard de la densité des objets de nature - le choix du site prend alors tout son sens -, les enserre pourtant dans un filet mathématiquement construit comme pour les soumettre à ses lois. On peut y voir aujourd’hui la métaphore anticipée du cheminement qui conduira l’artiste de l’intimité avec la nature à la spéculation quasi obsessionnelle sur les propriétés des nombres.
Dans une autre variation sur le passage des trois dimensions de l’espace à la planéité de la photographie, Frank Morzuch a encore épinglé des petits carrés de papier de tailles appropriées sur les troncs d’une sapinière à diverses profondeurs, de façon à dessiner, sur l’image, une spirale fictive (La clairière, 1997, œuvre réalisée au Québec dont il a aussi beaucoup fréquenté les forêts). Le motif est certes plus rare dans son travail, que le carré. Ce n’est cependant sans doute pas un hasard s’il s’agit là d’une forme récurrente dans l’histoire des interventions artistiques en milieu naturel, de la Spiral Jetty de Smithson, aux enroulement de feuilles de Goldsworthy, en
passant par les dessins de boue de Richard Long, ou la plantation de maïs de Nils-Udo dans le Béarn, pour ne citer que quelques exemples. On a pu émettre l’hypothèse que les artistes instaureraient alors, par le recours à la géométrie, un ordre qui ne s’opposerait qu’en apparence au désordre organique du paysage, et plus généralement de la nature, dont il révèlerait au contraire certaines lois cachées (telle l’organisation spiralée des cristaux de sel qui s’accumulent en bordure de la jetée de Smihtson). Cette spirale nous servira de prétexte pour confronter un instant la pensée de Frank Morzuch avec celle, déjà ancienne, de Roger Caillois lorsqu’il publie en 1960 l’étrange livre qu’est Méduse et Cie.
« Je n’ignore pas, écrit-il, qu’une nébuleuse qui comprend des milliers de mondes et la coquille secrétée par quelques mollusques marins défient la moindre tentative de rapprochement. Pourtant je les vois toutes deux soumises à la même loi de développement spiral. Qui plus est, je ne m’en étonne pas, car la spire constitue par excellence la synthèse des deux lois fondamentales de l’univers, la symétrie et la croissance, elle compose l’ordre avec l’expansion. Il est presque inévitable que le vivant, le végétal ou les astres s’y trouvent également soumis »9. Au demeurant, Roger Caillois s’empresse de se contredire lui-même : après avoir souligné cette logique, cette économie, dans
la constitution des formes naturelles, il prend acte « d’une dépense fastueuse, sans but intelligible »10 dans la profusion et la multiplicité de ces mêmes formes. Il verra, quant à lui, dans cette « énorme dilapidation » un argument en faveur d’une hypothèse pour le moins risquée : la nature procèderait d’un régime non pas utilitaire, mais esthétique. Quoiqu’il en soit, l’idée d’une logique naturelle tendant à la meilleure efficacité se retrouve chez Frank Morzuch pour qui «l’économie de moyen est une des premières règles qui conditionne la création »11. Economie qui détermine, il le rappelle, le « choix du système hexagonal dans la construction des nids d’abeille » ou qu’il retrouve dans la forme en Y qui gère l’architecture des branchages12. Plus encore, lorsqu’il s’interroge sur le geste artistique lui-même au regard de la genèse des formes naturelles (« Sommes-nous des créateurs, ou ne sommes-nous que les interprètes d’une partition déjà écrite ? »13), Frank Morzuch semble faire écho à ces mots de l’auteur de Méduse et Cie, comparant les motifs des ailes de papillons au travail du peintre : « que peut signifier pareille correspondance, sinon qu’il apparaît dans le monde biologique en général un ordre esthétique autonome ? ». C’est cet ordre qui ferait que « dans des conditions différentes, les cheminements les plus opposés parviennent à la même fin : le jeu des formes et des couleurs. L’insecte et l’homme, ignorant tous deux leur secrète docilité, obéissent parallèlement à la même loi organique de l’univers »14.
L’auteur de ces lignes n’adhère pas, pour sa part à une telle pensée, « religieuse » au sens étymologique du terme, c’est-à-dire cherchant coûte que coûte à « relier », par delà la simple raison, ce qui relève de registres différents. Mais, si l’aspiration fusionnelle avec l’ordre naturel du monde qui se dessine à travers cette hypothèse relève de l’utopie, la rêverie n’en est pas moins séduisante. Il a semblé intéressant, en tout cas, de mettre à jour un cheminement commun à deux imaginaires, artistique et littéraire, lorsqu’ils s’aventurent sur un terrain d’ordinaire plutôt réservé aux sciences, et qui se fonde chez Roger Caillois sur le constat que « l’harmonie est propriété commune aux mathématiques et à l’esthétique »15. Formule, que ne renierait pas, nous semble-t-il, Frank Morzuch.
La dernière des perspectives corrigées que l’on évoquera ici est celle qu’il réalise dans l’Arboretum des Barres en 2000, pour laquelle, là encore, on dispose d’une séquence photographique. A l’arrière-plan, le tronc énorme et couché d’un séquoia, la zone des racines dressée vers le ciel, situe la scène peu après la grande tempête de 1999. A l’intérieur de la grille, l’artiste a cette fois disposé des chiffres dont la somme est la même que l’on en fasse une lecture horizontale, verticale, ou diagonale. Le carré magique, sous sa forme dite « sceau de Saturne » est entré dans l’histoire du travail de Frank Morzuch.
Est-il particulièrement significatif que cette configuration dont les propriétés mystérieuses conduisent aux spéculations les plus abstraites se superpose ainsi à un morceau de nature? On notera en tout cas qu’un autre artiste, herman de vries16, inscrit en lettres d’or sur un rocher de la réserve géologique de Haute-Provence un carré latin (autre forme du carré magique utilisant cette fois les lettres), parmi ces Traces par lesquelles il jalonne un parcours dans la montagne comme une marche initiatique. « La Nature aime à se cacher », disait Héraclite, et qui tente de la comprendre soulève le voile d’Isis17…
Dans le parc de la Fattoria di Celle, en 1982, lorsque Claudio Parmiggiani et Sol LeWitt réalisent un étonnant quatre mains, Melencolia II (2002), en hommage à Dürer, on note que nombre des objets figurés dans la célèbre gravure Melencolia I (1514), meule, polyèdre, sphère, cloche, sont mis en espace, sous forme de sculptures, dans la lumière tamisée d’un bosquet de bambou… mais que d’autres sont absents, dont le carré magique. Pour Panofsky, on le rappelle, «Dürer représente une géométrie devenue mélancolique ou en d’autre terme, une Mélancolie dotée de tout ce qu’implique le mot géométrie – en bref, une Melancholia, une mélancolie de l’artiste»18. Parmiggiani et LeWitt en proposent une interprétation libre dans laquelle l’environnement de verdure gomme un peu le côté sombre du thème, suggérant plutôt une « humanisation de la géométrie, Euclide dans un bois de flûte »19. On cite ici cette œuvre comme un des exemples majeurs de la fascination qu’a pu exercer sur les artistes contemporains la gravure de Dürer20. Mais aussi de la manière assez libre dont ils l’ont revisitée, sans, à notre connaissance, qu’aucun ne s’aventure, comme va tenter de le faire Frank Morzuch, avec « L’affaire Dürer », à interroger, aux prix d’années de recherche érudite, les mystères qui enveloppent encore cette image, et plus particulièrement ceux qu’impliquent la présence du carré magique. Mais ceci est une autre histoire, qu’il va conter lui-même.
Professeur des écoles nationales d’art, Colette Garraud a enseigné à l’École nationale d’art de Paris-Cergy, avant d’exercer les fonctions d’inspecteur de la création artistique au Ministère de la culture et de la communication de 1999 à 2010. Historienne de l’art, elle a consacré essentiellement ses publications à la relation entre l’art contemporain et l’environnement naturel. A côté d’articles, catalogues,monographies d’artistes, elle est l’auteur de deux ouvrages : L’idée de nature dans l’art contemporain (éditions Flammarion, 1994) et L’artiste contemporain et la nature. Parcs et paysages européens (avec la collaboration de Mickey Boël,éditions Hazan, 2007).
Notes
1. Frank Morzuch dans un reportage sur France 3 par Chrystel Chabert.
2. Simon Shama, Le paysage & la mémoire, traduit de l’anglais par Josée Kamoun,Editions du Seuil 1999.
3. Les citations non référencées renvoient aux entretiens de l’auteur avec l’artiste.
4. Gilles A. Tiberghien, Hodologique, in Cheminements, Les carnets du paysagen°11, éditions Acte Sud et Ecole nationale supérieure du paysage, 2004, p.9.
5. Voir entre autre, Thierry Davila, Marcher, Créer. Déplacements, flânerie, dérivesdans l’art de la fin du XXe siècle, éditions du regard, 2002.
6. Lieux & Non-lieux, entre Phalsbourg et Saverne Edition La Nuée Bleue - FRAC Alsace- Ville de Saverne - Ville de Phalsbourg .1998.
7. Michel Courajoud, paysagiste, « Le paysage c’est là ou le ciel et la terre se touchent », in Théories du paysage en France (1974-1994), sous la direction d’Alain Roger, Champ Vallon, 1995, p.142.
8. Frank Morzuch, « La quadrature de l’arbre », Néo Editions - Ville d’Épinal, 2010, p.111.
9. Roger Caillois, Méduse et Cie, Gallimard, 1960, p.13.
10. Ibid,p.51.
11. Frank Morzuch, La quadrature de l’arbre, op.cit. p.111.
12. Ibid. p.121.
13. Ibid.p.17.
14. Roger Caillois, Méduse et Cie, op.cit., p.52.
15. Ibid. p.46.
16. L’absence de majuscules au nom d’herman de vries est voulue par l’artiste.
17. Voir Pierre Hadot, Le voile d’Isis, Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Gallimard, 2004.
18. Erwin Panofsky, La vie et l’art d’Albrecht Dürer, 1943, Hazan, traductionDominique Le Bourg, 1987, p.254.
19. Claudio Parmiggini, « Carrara », in Historia y Naturaleza. La Colleccion Gori, Institut Valencià d’Art Modern, 2003, p.214.
20. Voir le catalogue Mélancolie, folie et génie, sous la direction de Jean Clair,RMN/Gallimard, 2005.
Audace monumentale
Hic sunt Leones - Terra incognita |
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par Alain Jean-André
Le fait d’enlever ses chaussures pour entrer dans la chambre circulaire réalisée par Frank Morzuch n’a rien d’un rituel. Il est tout simplement destiné à ne pas détériorer le couloir peint de blanc qui cerne son installation, une lampe qui tourne au-dessus d’un lit de petits cailloux gris et blancs. En suivant la rotation de la lampe, on s’aperçoit que les galets de quartz ne sont pas disposés au hasard : des traits, des figures apparaissent, le spectateur attentif aperçoit bientôt le tracé d’une rose des vents balayé par le faisceau lumineux.
Frank Morzuch, Chambre à tracer, Belfort 2011. Photo F. Morzuch
Frank Morzuch maîtrise l’art de monter des constructions improbables, de tracer des figures en trompe l’œil. Qu’il utilise des bouts de papiers piqués sur des arbres, des alignements de cailloux dans une forêt ou des piquets au-dessus d’un plan d’eau. Depuis quelques années, il va plus loin qu’un jeu qui piège le regard. Á la suite de recherches sur les tableaux de Dürer, il est entré dans la symbolique des nombres, il flirte avec le vertige des carrés magiques, il réutilise d'anciens procédés de traçage. Une longue étude qui approche de sa fin et qui alimente son art.
Peut-être poursuit-il une quête qui amène un peu de clarté dans le chaos du monde ; peut-être est-il habité par un désir de déchiffrement et une sorte de grand rêve romantique ; peut-être est-il un veilleur silencieux, entre ombre et lumière, qui parcourt des chemins apparemment connus et retrouve d'anciens enseignements. On peut multiplier les hypothèses. Qu’importe. Son installation montre, avec brio, combien des moyens minimalistes conjugués à son érudition des tracés peuvent mener à un enchantement.
© Chroniques de la Luxiotte
(4 juillet 2011)
Lire un article qui en dit plus sur Frank Morzuch.
Cette installation fait partie d'une exposition en différents lieux qui présente des oeuvres de Livia De Poli, Thierry Géhin, Jacques Gschwind, Véronique Hubert, Aurélien Imbert, Yann toma, dans le cadre d'une exposition éclatée qui accueille aussi des oeuvres du FRAC de Franche-Comté, dans la ville de Belfort, intitulée Audace monumentale, aujourd'hui sculpter.
samedi 23 avril 2011, par
Conférence "L’affaire Dürer" Mercredi 4 Mai 18 heures 45 Frank MORZUCH, artiste plasticien au Musée du Château des Ducs de Wurtemberg, Montbéliard, organisé par Les Amis des Musées de Montbéliard et Belfort.
Frank Morzuch est très actif dans la région.
L'artiste haut-sâonois, dont le travail avait fait l'objet d'un article au mois
d'octobre dernier, a travaillé, en cette fin d'année scolaire, avec les élèves de 4ème (110 élèves) du Collège de la rue de Châteaudun à Belfort, sur un thème qui lui est cher,
l'anamorphose. La participation des élèves, par leurs questions, leur investissement dans la collecte d'objets tout rouges ou tout blancs et bien-sûr la conception même de l'œuvre ont
contribué à leur prise de conscience entre œuvre, image et réalité.
Titre de l'œuvre : La table est mise !
Le résultat est visuellement saisissant. Bravo aux élèves, à Frank Morzuch et à Sonia Barraux (enseignante en Arts Plastiques) pour leur travail.
Actuellement Frank Morzuch présente deux sculptures monumentales à Illkirch (67). Début octobre, dans le cadre des manifestations labellisées "Les intelligences
du bois", il interviendra à la fois comme artiste et commissaire pour une exposition à la Plomberie, le nouveau centre dédié à l'art contemporain de la ville d'Epinal.
Le travail au collège belfortain a introduit un projet de film vidéo en partenariat avec l'Education Nationale, le CG90, les Musées de Belfort et l'Espace Multimédia Gantner de Bourogne. Dans
ce projet les élèves vont participer à la fois physiquement et chromatiquement à l'œuvre, en mettant en scène, sous forme d'anamorphose, un grand cercle parcouru en courant, à pied ou en
vélo. Au delà de leur simple inclusion dans le cercle, les élèves le fondent et le révèlent, semant le doute quant à sa perception visuelle.
(Par Christophe Panzer – visuel Doc. Frank Morzuch / Arnaud Klein) – Frank Morzuch est sculpteur, natif de Saverne. Après avoir longtemps vécu au Canada, il s’est installé en Franche-Comté, où il poursuit son exploration de l’humanisme rhénan à travers l’œuvre de Dürer, et singulièrement de l’un de ses chefs-d’œuvre, «La Mélancolie».
Quel a été votre itinéraire d’artiste-plasticien ?
Frank Morzuch : Je me qualifie de sculpteur. Je travaille dans la troisième dimension, même la quatrième aujourd’hui, c’est-à-dire le virtuel. Je ne suis ni peintre, ni dessinateur, même si j’associe le dessin à la marche. Au Canada, où j’ai longtemps vécu et dont j’ai la nationalité avec la française, on ne parle pas d’arts plastiques mais visuels, pour y inclure la vidéo. Je me suis servi très tôt de la vidéo comme matière à projeter : c’est une matière lumineuse, chargée d’affect. Je cherche l’image-mouvement dans la sculpture. En France, on dispose d’un langage assez pauvre pour l’art contemporain : «installation», ça fait plomberie-tuyauterie !
Mon itinéraire est celui d’un autodidacte. J’ai quitté l’école à 15 ans. Je me suis intéressé au théâtre dans sa dimension assez radicale inaugurée par Antonin Artaud avec «Le Théâtre et son double». Grotowski et Julian Beck ont marqué mon chemin. Je travaillais avec une troupe itinérante, «Les Tréteaux libres» de Genève, une communauté qui a été interdite de séjour en Suisse. C’étaient les années 70. J’avais déjà travaillé la pierre par hasard. En fait, je rêvais d’être sculpteur depuis mon enfance, c’était la possibilité de faire une image en plusieurs dimensions. J’avais une vision primitive de la faune déjà présente dans le rocher. Ce qui m’intéresse c’est de voir ce qui dort dans la pierre avant de pouvoir le sortir. L’art africain et l’expressionnisme ont été mes grands courants d’inspiration. J’ai fait ma première exposition à la galerie du Petit-Pont en 1987. Mais j’ai aussi été berger pendant 15 ans dans les Alpes, j’ai appris la maçonnerie et la charpenterie. La fréquentation des géographies extrêmes m’intéresse : la nature est très zen, toutes les choses y sont à leur place. Les forces naturelles sont mes maîtres qu’elles soient vents ou marées. Elles sculptent des falaises ou abattent des montagnes et bien d’autres choses encore.
Comment travaillez-vous ?
F. M. : J’ai été le premier à travailler à la tronçonneuse dans les années 70 ! Il n’y a pas de limites aux matériaux que j’utilise. La pierre, le rocher, le bois que je ramasse à la campagne. Je m’intéresse cependant beaucoup à la lumière et à l’ombre. Générer et travailler l’ombre et la lumière sont le geste du sculpteur. La pensée est aussi matière. Le spirituel est un distillat de quelque chose, le résultat d’une transmutation d’un élément liquide en un élément gazeux. Les matériaux donnent du sens, sont employés pour la signification qu’ils peuvent donner : il m’est arrivé de travailler avec des tuyaux de cuivre pour sculpter une abeille. La mort apporte aussi quelque chose : j’ai travaillé avec les cendres de mon père. L’art est une attitude, c’est notre représentation du monde et le rôle de l’artiste est de montrer qu’il y a différentes représentations du monde inhérentes à la vie. J’aime citer Robert Filliou à ce sujet : «L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art».
Votre travail s’inscrit profondément dans l’espace rhénan. Pouvez-vous nous parler de ce qui vous attire dans cette culture ?
F. M. : Je suis né en Alsace, ce n’est pas un hasard. Ma première langue a été l’alsacien. Mon père était polonais, émigré du corridor de Dantzig. Ma mère, du fait des circonstances historiques, a été ballottée entre école française et allemande. Grâce à cette langue qui m’a bercé, j’ai pu entrer dans ce travail que je mène depuis 1999 maintenant, autour de Dürer. Si j’ai pu lire le «Schriftlicher Nachlass», c’est-à-dire tous les écrits de l’époque sur l’artiste rédigés en vieil allemand, c’est grâce à l’alsacien. Je lisais cela à voix haute, c’est une phonétique assez semblable.
Pouvez-vous nous évoquer ce qui vous interpelle ainsi chez Dürer ?
F. M. : Avant d’en arriver à Dürer, j’avais déjà fait tout un travail sur l’anamorphose et la perspective, prise à rebours, ce qu’on appelle la perspective redressée, où tout converge vers le point de vue et non les points de fuite. J’ai beaucoup travaillé autour du carré. J’avais été invité par l’arboretum national des Barres, fondé par Vilmorin, le grainetier du roi, à effectuer une commande. Je souhaitais travailler sur la tétralogie, le chiffre 4, les points cardinaux. C’était un parcours platonicien («Nul n’entre ici s’il n’est géomètre») où j’ai commencé à m’intéresser aux carrés magiques, ces dessins qu’on propose aux enfants où le fait de relier des chiffres entre eux fait apparaître une figure. Les questions mathématiques nées de ce parcours m’ont renvoyé à Dürer et à sa plus célèbre gravure, «La Mélancolie», où il y a des milliers de carrés magiques possibles. En adaptant «mon» système de progression numérique à ce carré de «La Mélancolie», on aboutit à un diagramme, qui donne une impression de déjà-vu. C’est un tracé révélateur de la charpente de la gravure. Il est aussi appelé «le carré de Dürer». Erwin Panofsky le nomme le «carré de Jupiter», introduit en tant que talisman pour contrecarrer l’influence néfaste de Saturne. Albrecht Dürer souffrait de mélancolie, que l’on considérait à l’époque comme un des pires fléaux qui soient. Mais à partir de son époque s’opère un renversement de perspective : la mélancolie acquiert ses lettres de noblesse et devient la figure emblématique du génie artistique. Ce qui m’intéresse dans cette gravure, c’est que Dürer s’est servi d’images et de tracés subliminaux, censés influer sur les mécanismes de la mémoire. Ce sont des images qui s’impriment par l’esprit dans l’inconscient et non pas par le discours. On a spéculé sur ses liens avec Giordano Bruno et le groupe de ces esprits qui, à l’époque de la Réforme, souhaitaient fusionner toutes les religions du Livre entre elles, y compris l’islam, pour faire renaître le Panthéon. Moi, j’essaye de travailler sur cette notion d’image subliminale, sur la mémoire artificielle et aujourd’hui dépendante de prothèses mnémoniques.
Quels sont vos autres projets en cours ?
F. M. : Je ne suis pas un artiste d’atelier, mon atelier est partout… La «Tentation de Saint-Antoine» de Jérôme Bosch m’obsède ; je me suis remis récemment à la sculpture sur un bloc d’une tonne et demi de bois de charme, issu du jardin du curé ; je travaille aussi beaucoup sur la représentation de la science telle que l’ADN ou les acides aminés. J’ai aussi envie d’écrire un polar. Je ne pensais pas en revenir à une sculpture pondérable. Je m’interrogeais sur la fonctionnalité de la sculpture, son esthétique notamment. J’ai quitté entièrement la figuration pour construire des situations. Je vous rappelle que le mot «image» est un anagramme du mot «magie».
* «Il est un artiste digne de ne jamais mourir» (Erasmus de Rotterdam)
FRANK MORZUCH - portrait d'artiste
Opportuniste. L'artiste travaille plus sur le paysage que sur le naturel : ce n'est pas tant les grandes étendues, les arbres, les
forêts - chers aux autres artistes du Land Art - que le paysage qui l'entoure, s'offre à lui, qui l'intéresse. Ainsi d'une de ses œuvres, présentée à la Biennale des Arts Plastiques de Besançon cette année, qui naît d'un bout de moquette découpée pour
épouser les formes d'une branche et loger un bataillon de petits cailloux blancs, illustrant bien cette attitude de Frank Morzuch.
Car c'est bien d'une attitude dont il s'agit. Franchement Contemporain a rencontré l'artiste dans sa maison de Faucogney, là-bas au pied des Vosges, cette maison qui, à chaque étage, met en scène
des recoins façonnés, revisités par l'artiste. Du grenier au jardin, l'espace est questionné, construit, réapproprié. L'art est pour lui un travail quotidien, une quête permanente, dont l'objet
importe finalement beaucoup moins que le chemin emprunté.
Pour Frank Morzuch, l'esthétique n'est pas suffisante. Dans son travail, s'opère une forme de processus d'investigation du paysage, qu'il soit réel ou figuré. Depuis de nombreuses années, il mène
une recherche importante sur les tableaux de Dürer, recherche qui l'a rendu célèbre à travers plusieurs expositions et ouvrages s'y attenant.
L'artiste ne tarit pas sur le sujet. A travers l'étude des œuvres du maître allemand, il met le doigt sur de troublantes coïncidences, jusqu'alors inédites. Les lignes de construction tracées
révèlent des perspectives, dessinent des pentagones, se croisent en des points mettant à jour des angles d'or et dévoilent ainsi une géométrie secrète de l'oeuvre.
Comme dans beaucoup de ses travaux, une sorte de jeu de pistes se met en œuvre, en interaction avec le spectateur, un indice se cachant derrière chaque découverte. Dans l'oeuvre de Dürer, le
carré magique, interrogé par la réflexion mathématique, le questionnement des nombres, et la mise en regard avec l'astronomie, les planètes, offre des résonnances inattendues conduisant à de
nouvelles interprétations. Qu'elles soient inspirées d'une œuvre d'art ou d'un paysage vosgien, ces réinterprétations revêtent, dans le travail artistique de Frank Morzuch, la forme d'une
géographie émotionnelle, souvent empreinte de magie, d'énergie céleste, qui concentrent dans les œuvres la poésie des légendes habitant nos mémoires.
Frédérique FOULL
VESOUL & GRAY 10 & 13 novembre
Frank Morzuch sera l'invité des Amis du Cinéma de Vesoul, qui diffusent au Cinéma Majestic, le mardi 10 novembre à 20h15, le film-documentaire de Thomas Riedelsheimer "Rivers and Tides" sur
l'artiste de Land Art, Andy Goldsworthy. Le film est également proposé au CinéMavia de Gray le 13 novembre.
Le film-documentaire "Rivers and Tides - Working with time" traduit "l'Oeuvre du temps", montre Andy Goldsworthy au travail. Habituellement vues en photos, ses œuvres fragiles et éphémères
nécessitent souvent des heures de conception. Esthétiques, poétiques, elles sont "mises au monde" par l'artiste et mènent ensuite leur propre existence. Le temps, les marées, les saisons
maîtrisent leur devenir. Le film témoigne du long, difficile et parfois frustrant apprentissage de la matière et des éléments dont fait preuve l'artiste.
Une chance de voir ce documentaire sur écran géant. A ne pas manquer.
Frédérique FOULL
A Defining Cultural Expression - Kathy Scott
July / August 2006 |
A Defining Cultural Expression - Kathy Scott
Situated on the west coast of Ireland by the Atlantic Ocean, Galway has been long considered Ireland’s capital of culture. The fastest growing city in Europe, with a population of
75,000, Galway is a young and vibrant university city. Galway Arts Festival is the defining cultural expression of Galway and is at the heart of all aspects of life in the city.
As the Festival celebrates Galway in July each year, Galway itself is a city in celebration during the Festival. Galway Arts Festival contributes immeasurably to the economic,
social and cultural life of the west of Ireland. |
par Alain Jean-André
Rencontrer Frank Morzuch dans sa grande maison de Faucogney, ce n'est pas seulement entrer dans un chantier qui s'étend sur plusieurs étages, mais aussi pénétrer dans l'univers d'un artiste énigmatique. Il s'est installé au fond d'une vallée qui s'enfonce dans les Vosges du sud. En janvier, sous la neige, le centre du bourg fait penser, avec le clocher en oignon de son église, ses maisons trapues resserrées autour de rues étroites, ses hauts murs de pierres, à une toile de Bruegel. Un paysage presque médiéval, qui semble vivre à l'écart du monde contemporain. Frank Morzuch a trouvé ce lieu presque par hasard, un jour, en cherchant un endroit pour passer un coup de téléphone. En fait, le hasard n'a sans doute qu'une petite part dans cette affaire.
L'artiste a toujours vécu proche de la nature, des forêts, des rivières, des montagnes, des chaumes. Il a passé une partie de sa vie dans un village de la Tarentaise, berger pendant de longues années. Il a vécu aussi quelques temps au Canada. Mais il revisite constamment les paysages vosgiens ou sous-vosgiens comme un explorateur en quête de ce qui peut nourrir son art. C'est un marcheur, un arpenteur, un éveilleur de ce qui s'est évanoui sous les mousses et les fougères. Il est attentif aux anciennes fontaines, aux grottes, aux croix, aux pierres enfouies dans les sous-bois. Il réactive la mémoire d'espaces devenus vides, il revisite des lieux qui furent habités. Mais il ne s'arrête pas là : il intervient dans des paysages d'une beauté sévère et nordique, construisant une géométrie très personnelle.
Ses interventions dans la nature procèdent de règles précises. L'artiste aligne des pâtés de sable, des petits tas de pierre, mais de plus en plus gros : l'oeil du spectateur perçoit des masses identiques, il constate que la perspective est déjouée. Le même effet peut être induit par des constructions plus complexes en damiers sur une rivière ou un étang. D'autres fois, une intervention in situ sur des troncs ou sur des rochers conduit à une illusion d'optique ; elle peut souligner la limite entre la terre et le ciel, suggérer une figure géométrique virtuelle. Lors de ces interventions, Frank Morzuch n'est pas un géomètre ordinaire : sa démarche tient au baroque par l'emploi du trompe-l'oeil. Conscient de ce qu'il produit, il précise qu'il tente de « rapprocher le virtuel du réel jusqu'à ce qu'il se superpose effectivement à la réalité du lieu».
Et si ce que Frank Morzuch appelle « le virtuel » était un euphémisme pour désigner le jeu de son imagination ? En 2002, à la Halle aux blés de Sélestat, il a construit une « étoile de Saturne » dans laquelle il a défié la perspective avec astuce et technique ; mais il ne s'est pas arrêté à cette installation : il a utilisé le périmètre médiéval de la ville pour tisser des liens entre la ville humaniste et Albrecht Dürer. L'artiste a étudié les trois gravures « Melencolia »; il peut parler longuement des carrés magiques présents dans leur composition ; il livre ainsi l'une de ses sources, celle d'un jeu avec les nombres qui lui permet d'accéder à des pistes oubliées ; aussi celle d'une méditation érudite qui stimule son activité créatrice. Sa démarche est la même que lorsqu'il arpente un paysage : à partir d'indices, il revivifie ce qui s'est perdu, il redonne du sens.
Et quand une ampoule tourne sur des alignements de pierres placées au sol, quand ce pinceau de lumière donne vie au minéral, Frank Morzuch utilise des moyens contemporains. Cette fois le dynamisme des ombres crée une oeuvre cinétique. La sobriété du dispositif allie l'ancien et le présent, la rigueur et le dépouillement. La nature a disparu, l'ascèse est toute proche. On perçoit encore le désir intense de construire, mais cette fois la lumière prend le pas sur la matière. Dans ce cas, l'artiste monte une installation séduisante et joue de nouveau avec notre perception ; il va même un peu plus loin : il construit un dispositif hypnotique qui dit autant le vide que le plein, l'absence que la présence. Il s'inscrit dans cet entre-deux.
© Chroniques de la Luxiotte
(14 janvier 2006)
Lire un article sur une installation de l'artiste.
Bibliographie (revue en juillet 2011):
- F. Morzuch, La Quadrature de l'arbre, Neo Typo, 2010.
- F. Morzurch, A l'envers du ciel, Barr, 2002.
- F. Morzuch, Catalogue d'exposition, Galerie Bruno Delarue, Paris, 2000.
- F. Morzuch, Lieux & Non-lieux, Entre Phalsbourg et Saverne, La Nuée Bleue et Frac Alsace, Strasbourg, 1998.
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Portrait
Frank Morzuch, artiste marcheur
C’est une histoire de rencontres entre un artiste, un paysage, une municipalité, un bourg à
l’architecture du XVIIIe et l’art contemporain.
C’est par choix que Frank Morzuch s’est installé
à Faucogney-et-la-Mer, un choix en résonance avec sa démarche artistique.
Portrait d’un artiste plasticien, ardent marcheur.
Au téléphone, la voix est pleine de vie. L’écouter suscite la curiosité, la rencontre. On l’imagine, artiste, néo-rural, solitaire, loin de tout. Erreur sur toute la ligne : il habite au
coeur du bourg, il est curieux de tout et surtout des autres. Discret, Frank Morzuch se livre par petites touches. Comme dans le pays des Mille étangs qu’il habite, la brume se lève peu à
peu. Même s’il évoque plus volontiers les projets de l’association « Carte blanche », qu’il a contribué à fonder ici, que son propre parcours.
Un parcours atypique qui le mène du théâtre aux arts plastiques, des Vosges du Nord aux Mille étangs en passant par un long séjour (détour) au Canada, dont il a également adopté la
nationalité. Un itinéraire dont le fil rouge sort des sentiers battus, nous renvoie à nous-mêmes. Une approche singulière qui fait de la marche l’un des beaux-arts.
Des grands espaces canadiens aux sentiers vosgiens une connivence s’installe et le projet se précise. Un projet pluridisciplinaire aux facettes multiples qui trouve une oreille attentive
auprès de la municipalité de Faucogney et du Parc qui, depuis deux ans, aide à l’émergence des projets portés par l’association. L’ambition est de créer une résidence d’artistes et un lieu
d’exposition destiné à ancrer l’action de « Carte blanche » dans le quotidien de Faucogney-et-la-Mer afin de rayonner sur toute la partie méridionale des Vosges. Il faut trouver un lieu.
L’ancien collège au coeur du bourg fera l’affaire. Il faut trouver un nom, ce sera un « cabaret moderne », lieu de toutes les proximités, de toutes les convivialités, de rencontres et de
débats, mais aussi centre de recherche et de documentation consacré à l’art dans sa relation à la nature, à la marche et à l’environnement.
« Parcours sensibles »
Un premier projet de parcours voit le jour autour des sources, des fontaines des grottes, des ermitages et autres lieux de pèlerinages individuels. Pas à pas, l’idée de « parcours sensibles
», confrontation entre itinéraires d’artistes, histoire et géographie des lieux, se construit et se précise au sein de « Carte blanche ». « Les grottes, sources, pierres et fontaines magiques
sont nombreuses ici explique Frank. Elles sont l’héritage d’antiques croyances et de pratiques païennes revivifiées par le moines irlandais venus ici au VIe siècle. L’idée est de les
explorer, d’aller avec d’autres artistes à la rencontre de ces sites vibrants desquels émane une énergie étrange et lumineuse ».
Les premiers artistes invités, Jacques Vieille et Alain Buttard, ont ainsi pu confronter leurs sensibilités au paysages des Mille étangs. Le photographe Thierry Aué (plutôt urbain), Eso
Sakata (plutôt Zen) et les marseillaises Laurence Lagier et Arianne Breton-Hourcq prendront le relais.
Avec eux Frank Morzuch veut inventer une géographie des émotions et en éditer le guide l’année prochaine. Un guide de poche qui proposera au public l’ensemble de ces parcours sensibles,
surprenantes balades aux Mille étangs dont chaque auteur pourra en être l’interprète.
Des parcours où les chemins des promeneurs croiseront les parcours des artistes invités pour des rencontres improbables où l’art saurait nous toucher comme une lumière sur un paysage.
« Carte blanche » : tél. 03 84 49 34 04