Colette Garraud
Isis géomètre ?
... La marche en forêt est constamment rythmée par le passage de la clairière au fourré, soit l’alternance de la lumière et de l’ombre. A de nombreuses reprises, Frank Morzuch sera amené à travailler avec la lumière, naturelle ou artificielle, et précisément avec la lumière en mouvement.
... Installation discrète qui fait pourtant écho aux horloges cosmiques qu’étaient les ambitieux « observatoires » du land art (Robert Morris, Nancy Holt), ainsi qu’aux variations à partir du thème du cadran solaire chez Ian Hamilton Finlay ou David Nash. ...
...Ainsi, Richard Long à ses débuts, lorsqu’il admettait encore de recourir à des objets non naturels, associait topographie, perspective et photographie pour perturber la vision d’un paysage dans lequel il avait disposé des formes géométriques et Jan Dibbets s’exerçait en milieu naturel à ce que l’on a coutume d’appeler des « perspectives corrigées ». Celles-ci pouvaient se développer dans le plan horizontal (tracé, sur le sol d’une prairie, ou, dans la magnifique séquence du film Land Art de Gerry Schum, sur le sable d’une plage, d’un trapèze, qui, du point de vue choisi, apparaîtra carré), ou vertical (apposition sur les troncs d’un bosquet de bandes blanches de plus en plus larges dans la distance, de façon à obtenir sur la photographie une bande de largeur homogène).
Frank Morzuch utilisera à son tour ces deux procédés, mais en introduisant une complexité très éloignée de l’économie minimaliste de Dibbets. Après tout, la perspective corrigée est une pratique très ancienne, dont l’architecture, en particulier baroque, s’est amplement servi pour magnifier des espaces limités (Borromini au Palais Spada, Le Bernin devant Saint-Pierre de Rome), et que la photographie n’a fait que s’approprier.
Entre ciel et terre (1998, route forestière du Hergott), procède d’une intervention dans le paysage qui nous parvient tantôt sous la forme d’une photographie isolée, tantôt sous la forme d’une séquence. Frank Morzuch trace, avec de la bande à masquer de peintre, sur les troncs grêles d’un bosquet, ces bandes blanches qui relient les arbres disséminés dans la profondeur selon un pointillé continu, tout en prenant soin de faire coïncider celui-ci avec la frontière entre ciel et terre, ombre dense et lumière pâle. Il en fait, en somme, une ligne d’horizon. Si « le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent »7, selon la formule de Michel Courajoud, l’arbre et l’horizon en dessinent souvent les deux coordonnées : l’une verticale, réelle, enracinée, l’autre horizontale, virtuelle, et mobile. On relèvera en outre l’apparence étonnamment graphique du pointillé blanc. Celui-ci renvoie, pour l’artiste, aux lignes sur papier que sont d’abord les frontières, et tout particulièrement cette frontière entre l’Alsace et la Lorraine qu’il s’attendait vainement, enfant, à voir s’incarner, s’imprimer matériellement dans le paysage. Non content d’imposer à l’image du paysage un tel artifice, Frank Morzuch l’appliquera ensuite au groupe humain, à l’occasion d’un travail avec les élèves d’un collège de Belfort (Deux photos de classe, 2009), en disposant ceux-ci dans l’espace de telle sorte que les frontières entre le noir et le blanc de leurs diverses tenues s’alignent sur une même horizontale, elle-même superposée avec les lignes du décor architectural. Le groupe humain, les bâtiments, se figent alors dans un ordonnancement purement visuel, dont l’arbitraire, la gratuité sont extrêmement troublants, comme si le monde et les êtres obéissaient soudain à des lois aussi rigoureuses que totalement incongrues.
...Les perspectives corrigées, dans le travail de Frank Morzuch, sont multiples.
...La séquence photographique, essentiellement conçue pour accompagner l’ouvrage Lieux & non-lieux, restitue à la fois la réalisation et les deux visions possibles : ouverte (pas de forme régulière lisible) ou fermée (apparition du cube parfait). En soi, le procédé n’a rien de rare. Des artistes comme Felice Varini ou Georges Rousse, le premier plutôt pour des œuvres dont la réception se fait in situ, le second plutôt pour la photographie, l’ont poussé très loin dans une recherche dont l’amplitude et le raffinement font par contraste apparaître sommaire la pièce de Frank Morzuch. Mais c’est que l’enjeu, ici, n’est en rien une démonstration de virtuosité. Le cube transparent, diaphane et quasi immatériel au regard de la densité des objets de nature - le choix du site prend alors tout son sens -, les enserre pourtant dans un filet mathématiquement construit comme pour les soumettre à ses lois. On peut y voir aujourd’hui la métaphore anticipée du cheminement qui conduira l’artiste de l’intimité avec la nature à la spéculation quasi obsessionnelle sur les propriétés des nombres.
Dans une autre variation sur le passage des trois dimensions de l’espace à la planéité de la photographie, Frank Morzuch a encore épinglé des petits carrés de papier de tailles appropriées sur les troncs d’une sapinière à diverses profondeurs, de façon à dessiner, sur l’image, une spirale fictive (La clairière, 1997, œuvre réalisée au Québec dont il a aussi beaucoup fréquenté les forêts). Le motif est certes plus rare dans son travail, que le carré. Ce n’est cependant sans doute pas un hasard s’il s’agit là d’une forme récurrente dans l’histoire des interventions artistiques en milieu naturel, de la Spiral Jetty de Smithson, aux enroulement de feuilles de Goldsworthy, en passant par les dessins de boue de Richard Long, ou la plantation de maïs de Nils-Udo dans le Béarn, pour ne citer que quelques exemples. On a pu émettre l’hypothèse que les artistes instaureraient alors, par le recours à la géométrie, un ordre qui ne s’opposerait qu’en apparence au désordre organique du paysage, et plus généralement de la nature, dont il révèlerait au contraire certaines lois cachées (telle l’organisation spiralée des cristaux de sel qui s’accumulent en bordure de la jetée de Smihtson). Cette spirale nous servira de prétexte pour confronter un instant la pensée de Frank Morzuch avec celle, déjà ancienne, de Roger Caillois lorsqu’il publie en 1960 l’étrange livre qu’est Méduse et Cie.
« Je n’ignore pas, écrit-il, qu’une nébuleuse qui comprend des milliers de mondes et la coquille secrétée par quelques mollusques marins défient la moindre tentative de rapprochement. Pourtant je les vois toutes deux soumises à la même loi de développement spiral. Qui plus est, je ne m’en étonne pas, car la spire constitue par excellence la synthèse des deux lois fondamentales de l’univers, la symétrie et la croissance, elle compose l’ordre avec l’expansion. Il est presque inévitable que le vivant, le végétal ou les astres s’y trouvent également soumis » 9. Au demeurant, Roger Caillois s’empresse de se contredire lui-même : après avoir souligné cette logique, cette économie, dans la constitution des formes naturelles, il prend acte « d’une dépense fastueuse, sans but intelligible »10 dans la profusion et la multiplicité de ces mêmes formes. Il verra, quant à lui, dans cette « énorme dilapidation » un argument en faveur d’une hypothèse pour le moins risquée : la nature procèderait d’un régime non pas utilitaire, mais esthétique. Quoiqu’il en soit, l’idée d’une logique naturelle tendant à la meilleure efficacité se retrouve chez Frank Morzuch pour qui «l’économie de moyen est une des premières règles qui conditionne la création »11. Economie qui détermine, il le rappelle, le « choix du système hexagonal dans la construction des nids d’abeille » ou qu’il retrouve dans la forme en Y qui gère l’architecture des branchages 12. Plus encore, lorsqu’il s’interroge sur le geste artistique lui-même au regard de la genèse des formes naturelles (« Sommes-nous des créateurs, ou ne sommes-nous que les interprètes d’une partition déjà écrite ? »13), Frank Morzuch semble faire écho à ces mots de l’auteur de Méduse et Cie, comparant les motifs des ailes de papillons au travail du peintre : « que peut signifier pareille correspondance, sinon qu’il apparaît dans le monde biologique en général un ordre esthétique autonome ? ». C’est cet ordre qui ferait que « dans des conditions différentes, les cheminements les plus opposés parviennent à la même fin : le jeu des formes et des couleurs. L’insecte et l’homme, ignorant tous deux leur secrète docilité, obéissent parallèlement à la même loi organique de l’univers »14.
L’auteur de ces lignes n’adhère pas, pour sa part à une telle pensée, « religieuse » au sens étymologique du terme, c’est-à-dire cherchant coûte que coûte à « relier », par delà la simple raison, ce qui relève de registres différents. Mais, si l’aspiration fusionnelle avec l’ordre naturel du monde qui se dessine à travers cette hypothèse relève de l’utopie, la rêverie n’en est pas moins séduisante. Il a semblé intéressant, en tout cas, de mettre à jour un cheminement commun à deux imaginaires, artistique et littéraire, lorsqu’ils s’aventurent sur un terrain d’ordinaire plutôt réservé aux sciences, et qui se fonde chez Roger Caillois sur le constat que « l’harmonie est propriété commune aux mathématiques et à l’esthétique »15. Formule, que ne renierait pas, nous semble-t-il, Frank Morzuch.
La dernière des perspectives corrigées que l’on évoquera ici est celle qu’il réalise dans l’Arboretum des Barres en 2000, pour laquelle, là encore, on dispose d’une séquence photographique. A l’arrière-plan, le tronc énorme et couché d’un séquoia, la zone des racines dressée vers le ciel, situe la scène peu après la grande tempête de 1999. A l’intérieur de la grille, l’artiste a cette fois disposé des chiffres dont la somme est la même que l’on en fasse une lecture horizontale, verticale, ou diagonale. Le carré magique, sous sa forme dite « sceau de Saturne » est entré dans l’histoire du travail de Frank Morzuch.
Est-il particulièrement significatif que cette configuration dont les propriétés mystérieuses conduisent aux spéculations les plus abstraites se superpose ainsi à un morceau de nature? On notera en tout cas qu’un autre artiste, herman de vries16, inscrit en lettres d’or sur un rocher de la réserve géologique de Haute-Provence un carré latin (autre forme du carré magique utilisant cette fois les lettres), parmi ces Traces par lesquelles il jalonne un parcours dans la montagne comme une marche initiatique. « La Nature aime à se cacher », disait Héraclite, et qui tente de la comprendre soulève le voile d’Isis 17…
Dans le parc de la Fattoria di Celle, en 1982, lorsque Claudio Parmiggiani et Sol LeWitt réalisent un étonnant quatre mains, Melencolia II (2002), en hommage à Dürer, on note que nombre des objets figurés dans la célèbre gravure Melencolia I (1514), meule, polyèdre, sphère, cloche, sont mis en espace, sous forme de sculptures, dans la lumière tamisée d’un bosquet de bambou… mais que d’autres sont absents, dont le carré magique. Pour Panofsky, on le rappelle, «Dürer représente une géométrie devenue mélancolique ou en d’autre terme, une Mélancolie dotée de tout ce qu’implique le mot géométrie – en bref, une Melancholia, une mélancolie de l’artiste»18. Parmiggiani et LeWitt en proposent une interprétation libre dans laquelle l’environnement de verdure gomme un peu le côté sombre du thème, suggérant plutôt une « humanisation de la géométrie, Euclide dans un bois de flûte »19. On cite ici cette œuvre comme un des exemples majeurs de la fascination qu’a pu exercer sur les artistes contemporains la gravure de Dürer 20. Mais aussi de la manière assez libre dont ils l’ont revisitée, sans, à notre connaissance, qu’aucun ne s’aventure, comme va tenter de le faire Frank Morzuch, avec « L’affaire Dürer », à interroger, aux prix d’années de recherche érudite, les mystères qui enveloppent encore cette image, et plus particulièrement ceux qu’impliquent la présence du carré magique. Mais ceci est une autre histoire, qu’il va conter lui-même.
Professeur des écoles nationales d’art, Colette Garraud a enseigné à l’École nationale d’art de Paris-Cergy, avant d’exercer les fonctions d’inspecteur de la création artistique au Ministère de la culture et de la communication de 1999 à 2010. Historienne de l’art, elle a consacré essentiellement ses publications à la relation entre l’art contemporain et l’environnement naturel. A côté d’articles, catalogues,monographies d’artistes, elle est l’auteur de deux ouvrages : L’idée de nature dans l’art contemporain (éditions Flammarion, 1994) et L’artiste contemporain et la nature. Parcs et paysages européens (avec la collaboration de Mickey Boël,éditions Hazan, 2007).
Notes
1. Frank Morzuch dans un reportage sur France 3 par Chrystel Chabert.
2. Simon Shama, Le paysage & la mémoire, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, Editions du Seuil 1999.
3. Les citations non référencées renvoient aux entretiens de l’auteur avec l’artiste.
4. Gilles A. Tiberghien, Hodologique, in Cheminements, Les carnets du paysagen°11, éditions Acte Sud et Ecole nationale supérieure du paysage, 2004, p.9.
5. Voir entre autre, Thierry Davila, Marcher, Créer. Déplacements, flânerie, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle, éditions du regard, 2002.
6. Lieux & Non-lieux, entre Phalsbourg et Saverne, Edition La Nuée Bleue - FRAC Alsace- Ville de Saverne - Ville de Phalsbourg .1998.
7. Michel Courajoud, paysagiste, « Le paysage c’est là ou le ciel et la terre se touchent », in Théories du paysage en France (1974-1994), sous la direction d’Alain Roger, Champ Vallon, 1995, p.142.
8. Frank Morzuch, « La quadrature de l’arbre », Néo Editions - Ville d’Épinal, 2010, p.111.
9. Roger Caillois, Méduse et Cie, Gallimard, 1960, p.13.
10. Ibid,p.51.
11. Frank Morzuch, La quadrature de l’arbre, op.cit. p.111.
12. Ibid. p.121.
13. Ibid.p.17.
14. Roger Caillois, Méduse et Cie, op.cit., p.52.
15. Ibid. p.46.
16. L’absence de majuscules au nom d’herman de vries est voulue par l’artiste.
17. Voir Pierre Hadot, Le voile d’Isis, Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Gallimard, 2004.
18. Erwin Panofsky, La vie et l’art d’Albrecht Dürer, 1943, Hazan, traduction Dominique Le Bourg, 1987, p.254.
19. Claudio Parmiggini, « Carrara », in Historia y Naturaleza. La Colleccion Gori, Institut Valencià d’Art Modern, 2003, p.214.
20. Voir le catalogue Mélancolie, folie et génie, sous la direction de Jean Clair, RMN/Gallimard, 2005.